Nous avons suivi pendant 24 heures Eric Cellier, chef de Cellier Morel. Entre exigence de qualité et goût pour la transmission, l’homme mène sa vie comme une horloge. Où chaque heure, chaque minute, chaque seconde, a une fonction bien précise et une valeur inestimable.
Travail de chef
8h00 – Matin calme
Le soleil s’est levé, mais la rue de l’Aiguillerie somnole encore. Un calme étonnant, à peine troublé par quelques bruits de pas ou de moteurs. On peine à croire que l’on est un jour de semaine. Derrière ses épaisses grilles en fonte, la Maison de la Lozère semble éteinte. Mais à gauche, un léger fourmillement nous mène au fond d’une cour intérieure. C’est l’entrée des artistes.
« Bonjour, vous allez bien ? Vous voulez un café ? » Eric Cellier, chemise de chef immaculée, petites lunettes, coupe impeccable, est déjà dans le feu de l’action en cuisine. Normal : le matin, il est debout dès 6h45. « C’est fini, cette époque où l’on allait faire les courses au petit matin ! Des personnes achètent pour moi, et me livrent. » Du coup, c’est le bal des prétendants. Eric Cellier accueille les fournisseurs, contrôle les produits. « Regardez ces trois bars de ligne pêchés en Bretagne. Ça, c’est top ! » Un homme se présente avec sa tablette. Eric Cellier et Blandine, la chef pâtissière, dictent leur liste de courses, le nez dans le garde-manger. Le chef sait se faire entendre. « L’huile d’olive, tu ne me mets plus jamais cette horreur ! Je veux de la qualité ! » « Ce sac, tu le reprends, ce n’est pas ce que j’ai commandé ! »
9h00 – La machine démarre
Les menus sont connus : foie gras poêlé, quasi de veau, bar… et toute une poésie d’accompagnements. Le chef distribue le travail aux 4 chefs de parties (Entrées, viandes, poissons, desserts), et trois apprentis et stagiaires. L’équipe est très jeune, souvent dans l’entreprise depuis peu de temps. « En 25 ans, on a vu passer 150 personnes ! Cela tourne beaucoup. » Le défi : de maintenir le niveau de qualité, malgré le turnover. « Il faut intégrer les nouveaux très rapidement. C’est comme le film Ratatouille : il y a des gens très différents, un mélange de cultures, de sensibilités. C’est aussi cela qui permet une cuisine de qualité. »
C’est le temps de la mise en place. Les poissons sont écaillés, levés en filets, et découpés en portions de 100 à 120 grammes (contrôlés à la balance !). « Le poisson brut revient à 6€ la part, avant de le travailler, calcule Eric Cellier. Les produits de qualité ont un coût, qui se répercute forcément dans l’addition. Il faut être réaliste : on ne peut proposer un plat du jour à 10 euros à partir de produits nobles… »
Les fonds de sauce mijotent dans les casseroles. Le chef jette un œil, glisse quelques conseils. « N’oublie pas le laurier et le romarin ! » Chacun sait ce qu’il a à faire, l’œil alerte, multipliant les gestes précis. On se fait passer les ustensiles, on s’entraide. Un vrai travail d’équipe, dans un calme monastique.
Surprise : au milieu des pianos et des ustensiles pro, deux Thermomix, le robot grand public à la mode. Jimmy, chef des entrées originaire d’Ecosse, y concoctera une mousse de pomme de terre. « C’est très pratique pour les émulsions, promet le chef. Le seul souci, c’est qu’ils sont fragiles. J’en ai deux en réparation ! »
Les apprentis sont également mobilisés. Cédric mixe du jambon séché, avec du piment et du sel. « On crée une épice ! » Un moyen malin d’utiliser les restes. « Le sujet du gaspillage est très important pour moi, confie le chef. On doit respecter les produits, les utiliser au maximum. » Alexandre découpe les boîtes à œufs. Les étiquettes de tous les produits frais sont conservées pendant six mois dans d’épais classeurs. « C’est la règle, précise Eric Cellier. Chaque année, je suis contrôlé. Je fais régulièrement analyser les produits, l’eau, les surfaces. Cela coûte cher, mais c’est obligatoire. Un souci d’hygiène chez Cellier Morel, cela ferait un peu tâche, non ? On se doit d’être réglo et rigoureux, de ne jamais tricher. »
10h00 – Le temps s’accélère
« Bonjour à tous ! » Véronique, responsable de la cave à vin et bras droit du chef, vient faire le point sur les menus du jour. « Elle fait du lien, s’occupe de la communication, l’administratif. Cela me libère beaucoup, je peux mieux me consacrer à la cuisine. » Aujourd’hui, un nouveau dessert est inauguré : le Lotus, à base de chocolat blanc, thé chaud, émulsion de fruits et épices… « Je me suis inspirée du printemps japonais, les cerisiers en fleurs », confie Blandine, la chef pâtissière. Dans son petit coin, elle amorce les desserts avec son apprentie. « J’ai exercé en pâtisserie classique. La restauration est bien plus stimulante. On a beaucoup plus de liberté dans la création, dans le style, les goûts. » Mais tous les jours, on lui commande quand même le soufflé au chocolat, dessert star de la maison. « Quand il est enlevé de la carte, les gens se plaignent ! » Eric Cellier la laisse travailler en autonomie. « C’est très important de faire confiance à ses chefs de partie. Blandine a compris ma philosophie : des desserts pas trop sucrés, plutôt frais, avec beaucoup d’agrumes. » Il apprécie d’avoir des femmes dans l’équipe. « Cela rend l’ambiance plus calme, plus pro. Les hommes font attention à ce qu’ils disent. Si on commence à ne plus s’entendre, on fait n’importe quoi. »
Les fameuses cuissons basses températures démarrent. L’une des spécialités de la maison. « Cela donne un arôme particulier, et surtout, on respecte les qualités du produit », expliquent les cuistots. Tout est chronométré. « Le quasi de veau, c’est 55 degrés, pendant deux heures. Le bœuf à basse température, c’est 63 degrés, pendant 1h10. » Même le tartare d’huître y passe, avant d’être congelé. « La chair devient plus tendre, promet Michaël, chef de partie poissons. C’est meilleur, et plus digeste. Et en plus, la découpe est beaucoup plus facile ! »
Les émulsions se multiplient, les casseroles fument, les appareils tournent, les couteaux dansent. L’odeur commence à être envoûtante. Une casserole a le manche qui joue ? À la poubelle ! « C’est rare, car elles durent 15 ans. Par contre, on épuise trois à quatre poêles par mois !
Chaque membre de l’équipe travaille avec un œil sur l’horloge. « Chaque seconde est précieuse, explique Michaël. On passe beaucoup d’heures en cuisine. C’est notre passion, mais le temps gagné nous permet de rentrer plus tôt chez nous ! »
Le secret d’une bonne organisation : prendre de l’avance, stocker, anticiper. Comme la découpe du poisson ce matin, chaque opération complexe n’est pas répétée tous les matins ! « On ne peut pas tout refaire, tous les jours, explique Jeremy. Il y a tellement de tâches différentes ! On fait à chaque fois de bonnes quantités, qui nous avancent pour plusieurs jours. »
En salle, on passe l’aspirateur. « On mange dans une heure, lance le chef. Pensez-y, il faut être prêt. » Le compte à rebours commence. Eric Cellier a un petit sourire. « La journée va être longue. Comme tous les jours ! »
11h30 – Le repas du personnel
Ce midi, deux apprentis ont préparé un gigot pour le personnel. Il est servi à 11h30, avant le service. « On ne se prépare pas des plats de la carte, cela coûterait trop cher », sourit le chef ! » Mais gigot-purée de cèleri, c’est pas mal. La réalité, c’est qu’à la maison, les cuisiniers se préparent « des repas simples » : poisson ou viandes grillées, et même pâtes et raviolis pour les apprentis !
« Tout est OK ? » « Oui chef ! » « On va manger ? » « Oui chef ! » Il faudra 10 minutes pour que l’équipe lâche les fourneaux. « Bon les gars, on mange ou quoi ? Vous n’avez pas faim ? Moi j’ai faim ! » Chacun se sert sur le passe (le comptoir où les serveurs récupèrent les plats). Les cuisiniers et serveurs s’installent en terrasse, Eric Cellier va dans le bureau avec Véronique et Pierre Morel, son associé de toujours. « C’est bien de laisser le personnel un peu seul, sourit le chef. Ils peuvent se lâcher. » Sur la terrasse, l’ambiance est à la rigolade. Mais en mode express : leur pause de 15 minutes n’en dure souvent… que 5 ! « C’est plus fort que nous, on n’arrive pas à se poser », sourit un employé. Dans le bureau, l’atmosphère est sérieuse. « C’est un peu la réunion. On fait le point sur les projets, les affaires, les dossiers à suivre. »
12h00 – Le calme… puis la tempête
Tout le monde est à son poste. Une serveuse apparaît : « Un qui passe », le premier client est entré. Les poêles vides sont déjà sur le feu. On fait filer l’aligot. L’horloge est prête à se muer en chronomètre. « On est prêts, chef ! » La commande arrive : « Un œuf, un veau ! » Top départ ! Jimmy lance l’amuse-bouche, une noix de Saint-Jacques et son émulsion à l’huile de noisette. Deux clients entrent sans réservation. Eric Cellier surveille son apprenti.
L’assiette part en salle. Pas le temps de souffler. La seconde commande est là. C’est reparti pour les noix de Saint-Jacques. Mais il ne faut pas oublier l’entrée du premier client : l’œuf basse température-morilles-ciboulette thaï-émulsion de géranium. « On y va avec la crème, il faut être gourmand », ordonne le chef. « La table 9 est servie ? » « Oui chef. »
Mais l’œuf attend sur le passe. « Ils sont où mes serveurs ! » s’agace le patron. L’assiette ne traîne pas. Place aux foies gras poêlés et leur « émulsion de poivre des cimes du Vietnam ». Et l’on découvre qu’après cuisson, la finition se fait… aux micro-ondes ! « Cela prend le foie à l’intérieur, pour rendre le tout plus homogène », confirme le chef. Un œil sur le foie, il lance le veau du premier client. La chaleur monte. « 6 qui passent », annonce le service. « Chaud ! » « Chaud ! » Chacun passe d’un établi à l’autre en évitant les accidents.
La cuisine devient un tourbillon très organisé. « Combien de temps pour le poisson ? » « Trois minutes ! » Tout d’un coup, le chef se retourne. « Assez regardé. Maintenant, il vous faut goûter. Allez, en salle, on va vous servir ! » La transition dans l’ambiance feutrée de la salle est brutale… À table.
14h00 – La pression retombe
Peu à peu, les dernières assiettes quittent le passe. L’équipe commence à ranger et nettoyer. Le volume sonore augmente. « C’est le moment où l’on peut se détendre, confirme Eric Cellier. Tout s’est bien passé. » En quelques minutes, la cuisine est impeccable !
Le chef a guetté sur son petit écran vidéo les entrées et sorties. « Je repère les habitués à saluer. C’est important d’aller les voir. Ils viennent aussi un peu pour nous. » Ce midi, une vingtaine de couverts ont été servis. « On est plus un restaurant du soir que du midi. Mais en général, on sent bien que les gens font plus attention. Lundi soir, nous étions seulement deux gastros ouverts, avec le Jardin des Sens. Et aucun n’était complet ! »
Paisible, le chef serre quelques mains, échange quelques mots. Les clients semblent radieux.
Changement de décor
15h30 – L’heure est à la formation
Après avoir briefé son staff, le chef rejoint Charles Fontes (La Réserve Rimbaud) et Gilles Goujon (L’Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse) au lycée Georges-Frêche. Pour célébrer les 30 ans du bac pro, les trois chefs vont réaliser un repas mêlant leurs cartes avec les étudiants du BTS hôtellerie-restauration. 45 habitués, partenaires et officiels sont attendus. Et la pression semble bien plus forte qu’à la Maison de la Lozère !
Avec ses deux assistants d’un jour, Nicolas et Edgar, Eric Cellier va reproduire son foie gras du midi. « C’est impressionnant, tous ces chefs », avouent les jeunes, dont beaucoup rêvent « de travailler un jour à leurs côtés » !
La cuisine est plus grande que rue de l’Aiguillerie, mais l’équipement est moins riche. « Il faut s’habituer aux lieux », sourit le chef. Du coup, les chefs sont venus avec leurs petits secrets. Eric Cellier a apporté le poivre et le kumquat. Charles Fontès a même emmené son Thermomix !
Eric Cellier passe du temps à transmettre sa passion. « Pour les poireaux, tu vois cette odeur ? C’est ce qu’il faut retrouver dans l’assiette. Cela doit être bien grillé. N’ayez pas peur de l’écraser franchement ! » Régis Bousquet, professeur de cuisine, est ravi. « C’est une vraie chance ! Ce sera un élément primordial, dans leur formation. Ils vérifient les bases, et chaque chef leur apporte de nouveaux secrets pour la préparation, la cuisson, le dressage. » Le monde est petit : Eric Cellier a été élève de Régis Bousquet à l’école hôtelière de Saint-Chély-D’apcher, puis chef de partie de Gilles Goujon !
17h00 – Ça parle… cuisine !
Les trois chefs se discutent. De cuisine, forcément ! « Chez moi, c’est maladif, confesse Gilles Goujon. Je cuisine tout le temps. Je parle cuisine. Je voue un culte aux cuisiniers. » On évoque aussi les étoiles Michelin. Gilles Goujon, trois étoiles, s’étonne du sort d’Eric Cellier. «Sur Montpellier, il est incontestable. J’attends que cette première étoile lui tombe dessus chaque année. On la fêtera ensemble ! »
Eric Cellier jette un œil aux poireaux. « C’est parfait, comme ça. Après on colore, tac on coupe, et on envoie ! Vous le sentez bien ? » « Oui chef ! » Le chef s’éclipse pour appeler sa famille, qu’il ne reverra que très tard. « Il faut une femme qui accepte ce rythme. J’ai de la chance, elle s’investit beaucoup. Surtout qu’on a 4 enfants ! »
De retour, le naturel reprend le dessus. Pour éviter que les plats refroidissent pendant le service, les assiettes sont placées… au four ! Tranquillement, chaque chef finalise sa mise en place. Puis la petite équipe partage le repas du « perso ».
20h00 – Symphonie des chefs
« Là, ça va commencer à chauffer ! ». Les premiers clients ont reçu leurs amuse-bouche. L’équipe d’Eric Cellier entre en scène. « On y va, on met 11 foies gras en cuisson ! On commence à dresser les assiettes. » Les jeunes tentent de suivre le rythme. Gilles Goujon, Régis Bousquet et Charles Fontes mettent la main à la pâte. Ensemble, ils préparent les assiettes, surveillent les cuissons, guident les étudiants. « Tu snackes les 11 premiers, et tu en remets au four », dicte Eric Cellier. « Ils sont où tes foies gras ? » demande Charles Fontes. « Ici » ! « On y va ! Il faut aller vite ! »
Les premières assiettes sont prêtes. Problème, le service n’est pas prêt. Eric Cellier s’agace : un foie gras poêlé est fragile. « Allez, là, c’est chaud, c’est maintenant ! » Mais il faut patienter. Pour la première fois de la journée, le chef semble ressentir le stress. Gilles Goujon part coacher les serveurs. Après coup, Eric Cellier confiera qu’il « est bien plus difficile de travailler avec des équipes qu’on ne connaît pas, dans un lieu qu’on ne connaît pas. Il faut accepter que ce soient de jeunes élèves… » Les assiettes partent enfin. « C’est pas trop tôt. On laisse les foies gras suivants au four, sinon, ils vont tomber en température, et ce sera mort ! » Un dernier coup de chaud : il faut relancer deux assiettes imprévues pour les chauffeurs.
Les assiettes s’en vont en salle. « Hop, c’est bon ! Les jeunes, vous pouvez commencer à ranger », lance le chef. Il vient seconder ses confrères. Drôle d’exercice de se fondre dans le style d’un autre ! Le repas se déroule sans pépin. Succès total.
Les chefs recommencent à rigoler, à sourire. Évoquent des souvenirs de cuisine. « On se connaît depuis longtemps, mais on ne peut pas s’en empêcher », rigole Gilles Goujon. Pendant que les étudiants rangent et nettoient la cuisine, les chefs font un tour en salle. Puis vont chercher les jeunes, qui seront copieusement applaudis. Gilles Goujon en profite même pour leur distribuer quelques cadeaux !
23h00 – Au lit !
Le jour le plus long prend fin. « C’est comme ça toute la semaine. On fait de grosses journées ! C’est la passion qui nous fait tenir. Mais il faut savoir gérer les coups de fatigue. » Et maintenant ? « J’ai bientôt 50 ans. Je ne suis pas du genre à sortir faire la fête. Il faut savoir lever le pied. En général, je rentre, je me douche, je lis un peu, et au lit. » Car demain, 8h, une nouvelle journée de fou démarre. La cuisine est un éternel recommencement.
Rédaction : Gwenaël Cadoret
Photos : Guilhem Canal
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